L’autoroute
…Mais, dès ce moment, Dalla Santa était déjà parti, il avait quitté la ville. Comme s’il avait dû fuir ses propres limites, ou comme s’il avait été entraîné par des fantômes libérés de leurs chaînes. Ce qu’il montre aujourd’hui est la continuité de ses spéculations urbaines. Mais le prisme des formes a été emporté par le mouvement. L’architecture elle-même est devenue silhouette, brouillée par la vitesse. Le photographe n’est plus l’observateur, ni le guetteur, mais il est plus que jamais le regard qui passe à travers les choses et qui laisse venir sa proie d’entre les ombres, le regard qui plonge entre deux fractions de seconde, là, sur le côté, dans ces échappées latérales des bords d’autoroute. Gérard Dalla Santa recherche surtout, je crois, la légende heureuse d’un monde en perpétuelle métamorphose, instable…
Jean-François Chevrier – extrait du catalogue l’autoroute
L’autoroute
Gérard Dalla Santa est de ces photographes qui ont évité le reportage alors que, s’étant engagés dans la photographie assez tôt, dans le courant des années 1970, tout les y disposait. Dans un pays où la tradition documentaire a été longtemps confisquée par le reportage et l’illustration, il dut inventer ses propres formules, en allant chercher ses modèles outre-atlantique, là où Walker Evans, héritier d’Atget, avait réinventé le “style documentaire®”, au début des années 1930, ouvrant la voie suivie ensuite par Lee Friedlander, Garry Winogrand, etc. Pour ces photographes, le désordre de l’urbanisme moderne favorisait l’invention d’un ordre graphique riche, complexe, il portait des apparitions.
Une exposition présentée par Viviane Esders en 1982 avait révélé la thématique des recherches entreprises par Dalla Santa : figures en mouvement dans le labyrinthe de l’espace urbain, silhouettes prisonnières d’une géométrie de verre et d’acier, entrevues à travers les “mailles” de la ville (puisqu’on parle de “tissu urbain”). Le photographe explorait le “théâtre des réalités, pour reprendre l’excellente formule inventée par Michèle Tartarin pour une récente exposition à Metz. Mais, dès ce moment, Dalla Santa était déjà parti, il avait quitté la ville. Comme s’il avait dû fuir ses propres limites, ou comme s’il avait été entraîné par des fantômes libérés de leurs chaînes. Ce qu’il montre aujourd’hui est la continuité de ses spéculations urbaines. Mais le prisme des formes a été emporté par le mouvement. L’architecture elle-même est devenue silhouette, brouillée par la vitesse. Le photographe n’est plus l’observateur, ni le guetteur, mais il est plus que jamais le regard qui passe à travers les choses et qui laisse venir sa proie d’entre les ombres, le regard qui plonge entre deux fractions de seconde, là, sur le côté, dans ces échappées latérales des bords d’autoroute.
Gérard Dalla Santa recherche surtout, je crois, la légende heureuse d’un monde en perpétuelle métamorphose, instable. Travail difficile, dont les sources se trouvent sans doute plutôt du côté du cinéma : Wim Wenders, Marguerite Duras… Par cet artifice du regard en mouvement, qui nous est si familier, les interruptions de vision, les cadres impromptus, les cassures, les chevauchements, qui forment tout le langage baroque de la photographie, participent peut-être d’un nouvel enchaînement des apparences, d’une nouvelle fluidité. Cette rêverie, cette utopie séduisent. Les “fantômes” des passants qui ponctuaient jadis les vues urbaines, sont devenus désormais des foules de choses, des bâtiments énormes, des masses de feuillage, qui ont perdu leurs amarres, flottant, comme des images.